Valentin Ferré – Vaudou et Chaloupe Réalité musicalement augmentée

par Anne-Lou Vicente, critique d’art indépendante.

Valentin Ferré est un compositeur qui se situe à la croisée des champs de la musique et des arts plastiques. Une position qui explique peut-être un certain penchant pour les questions de déplacement l’entraînant notamment à concevoir dispositifs d’écoute mobiles et improvisations musicales à partir de flux. Nourries et constituées d’éléments hétérogènes produits ou trouvés, plus ou moins étrangers voire exotiques, ses créations sonores, conçues spécifiquement pour les lieux et les espaces où elles s’inscrivent à l’issue d’un processus incluant des opérations de collecte, de manipulation, de montage et d’étalonnage apparentant son geste à celui d’un sculpteur, sont diffusées au sein de sculptures, de films, de marches et autres déambulations véhiculées 1 conçus par lui ou/avec d’autres.

À l’occasion de sa résidence pendant l’été 2018 à la Villa Rohannec’h, associée dans ce cadre à la Plage du Valais, c’est tout naturellement que Valentin Ferré a entrepris de relier les deux sites briochins par le biais d’une marche sonore de cinquante-quatre minutes partant du premier, perché sur les hauteurs de la ville, pour rejoindre le second en contrebas, en bord de mer, via le port du Légué. Autant de lieux emblématiques du paysage urbain combinant patrimoines naturel et culturel, sur lesquels s’est élaborée et greffée Vaudou et Chaloupe. Une importante phase d’observation in situ, tant visuelle que sonore, a prévalu à la composition faite d’après les lieux et pour eux, en vue d’échanger avec leur « paysage sonore » intrinsèque et en révéler, aussi, la part devenue imperceptible au fil du quotidien 2. Entendons-nous, si les lieux où se déroule la marche ont servi en toute logique de cadre de départ à la création sonore, il ne constituent pas ici le lieu d’origine (et de captation) des « sons-bruits » que celle-ci donne à entendre — l’artiste étant, soit dit en passant, peu enclin à la pratique du field recording (ou enregistrement de terrain). Qu’il s’agisse de chants d’oiseaux d’Europe, d’expirations enfumées de quelque locomotive ou du vrombissement de laborieuses machineries, un ensemble de documents sonores compilés, échantillonnés et modifiés par l’artiste entrent en résonance, parfois en simultané, avec ceux qui traversent systématiquement ou aléatoirement le parcours de la marche, étudié en amont 3. À ces sons « concrets », plus ou moins transformés et identifiables, viennent s’additionner nappes, notes et autres sons variablement manipulés et distordus du fait de passages multiples dans un magnétophone à bandes en fin de course, créant une texture sonore — et de fait, une ambiance — singulière et unique, dans un subtil mélange de musiques électroacoustique, expérimentale, ambient et minimaliste. À intervalles non réguliers, des silences et des mots se font également entendre, ces derniers conférant une dimension narrative, poétique et imaginaire à la composition : çà et là, la voix de l’artiste égrène en les murmurant des citations extraites du Chant du monde de Jean Giono et de La Mer de Jules Michelet, lui-même cité par Gaston Bachelard dans le chapitre qu’il consacre aux « eaux nourricières » dans son ouvrage Leau et les rêves4.

Moteur

Le groupe de participants à la marche est réuni à l’heure dite. En artiste-auteur — et bientôt interprète, à l’instar des autres marcheurs qu’il s’apprête à précéder, en guide éclaireur donnant le la de son pas chaloupé —, Valentin Ferré prend la parole de sorte à donner quelques précisions et instructions sur la marche à suivre, littéralement.

« Il est important de marcher en groupe, de ne pas trop s’écarter, nhésitez pas à marcher en essaim, cest à dire de vous mouvoir au sein même du groupe. À la fin sur le sentier du GR, essayez de ne pas créer despace trop grand entre les marcheurs. »

Si Valentin Ferré attire l’attention sur la position à adopter vis-à-vis de ses compagnons de marche, c’est aussi parce qu’une dizaine de petites enceintes sans fil est répartie parmi les marcheurs, porteurs du dispositif et responsables de la diffusion sonore et donc, dans une certaine mesure, du bon déroulé de l’affaire. Glissées in extremis dans de petits sacs en tissu fabriqués pour l’occasion, les enceintes sont déclenchées manuellement deux par deux, preuve que l’artiste, s’il a recours ici, en partie, à des technologies numériques, reste fidèle à l’empreinte résolument low tech de sa démarche artistique. La dissémination et la désynchronisation 5 sonores qui résultent de l’utilisation du système de diffusion participent de l’amplification fictionnelle de cette marche qui apparaît dès lors comme une rêverie éveillée et ambulante audio-visuelle, insérée dans un espace-temps délimité et continu bien que composite 6, jalonné de surimpressions, de sensations troubles et d’enivrants flottements.

« (…) Je lai écrite comme la bande-son dun film. Le film étant la réalité que nous allons traverser. Je vous propose donc d’écouter comme vous écouteriez un concert, mais en ajoutant les sons et les images de la réalité. La vitesse de défilement sera notre vitesse de marche. (…) »

L’artiste le dit sans détour : la réalité est un film dont il a composé la bande-son venant à son tour « teinter l’environnement » 7 dont il faut rappeler qu’il détient déjà sa propre musique, jouant ainsi allègrement des correspondances et interférences. La couleur est en quelque sorte annoncée dès le titre, Vaudou et Chaloupe 8, à partir duquel on peut projeter une forme de balancement (spi)rituel, de transe aquatique allant ici de pair avec un va-et-vient entre composition et environnement sonores (silences compris), ainsi qu’un mix entre régimes ambient et narratif 9, le tout sur le mode de la « marche » — et non de la « balade » ou autre « sieste » sonore.

Par ce biais, l’expérience — tout à la fois visuelle et sonore, sensorielle et motrice, physique et psychique 10 — tend à apparaître comme une forme de cinéma élargi : au gré de ses pas, à partir des sons et des images qu’il parvient à capter, en fonction de la (mé)connaissance qu’il possède du contexte dans lequel la marche se réalise, le marcheur, tout en étant pris dans une situation cinémat(ograph)ique collective, se fait son propre film.

Si le chemin est ici tout tracé, ce qui éloigne cette marche d’une expérience de pure flânerie, d’errance ou de dérive à caractère « psychogéographique » 11, la part d’improvisation et d’aléatoire est bien entendu de mise : sans crier gare, des êtres, des paroles et des bruits surgissent et s’incorporent au film, de même que les images mentales venant s’additionner en chacun aux images visibles du réel qui suit son cours. Provoquées par différents stimuli visuels et sonores, elles sont également impulsées par les mots que l’artiste susurre à nos oreilles, lesquels constituent déjà en soi, par leur réverbération poétique, des images : « volcan de lait », poisson aux « écailles d’argent » qui glisse entre les doigts comme de l’eau, arbres qui parlent, forêt qui gronde, « chouette de coton » allumant ses yeux, etc.

Entre souvenir et projection, réel et fiction, différence et répétition, Vaudou et Chaloupe apparaît comme une expérience collective de perception modifiée au moyen d’une immersion, en état de marche, dans une réalité musicalement augmentée — sans écrans autres que notre rétine et notre cerveau.

Anne-Lou Vicente a été invitée à accompagner l’artiste par l’écriture d’un texte à la fin de la résidence.

Notes :

1 – D’autres manières, Valentin Ferré a déjà eu l’occasion de tester ce format à géométrie variable, que ce soit dans une ville (ValSa – a soundwalk in Bruxelles, juin 2015), un village historique (Autour des tours, juin 2017) ou un site naturel (Corners, juillet 2016). En 2011, Valentin Ferré a par ailleurs co-initié Véhicule particulier, un label de musique conçue pour des modèles particuliers de voiture. http://valentinferre.net/?p=192 Une version à vélo intitulée Bicyclette Musique est programmée le 15 décembre 2018 en collaboration avec *DUUU Radio à Gennevilliers

2 – Valentin Ferré s’inscrit dans une tradition de la marche sonore (ou soundwalk) qui, à la marche, associe une attention portée à l’environnement sonore existant, une réalité parfois augmentée au moyen de sons, diffusés au casque ou via des enceintes, pouvant participer à la fois d’une révélation et d’une mise en fiction du réel. Une pratique qui, si elle relève à des degrés divers d’une forme d’« écologie sonore», se distingue du field recording à des fins documentaires et/ou musicales et phonographiques.

3 – Voir Pierre-Yves Macé, Musique et document sonore. Enquête sur la phonographie documentaire dans les pratiques musicales contemporaines, Dijon, Les presses du réel, 2012.

4 – Exploitées sur le mode du sampling littéraire, ces recherches et citations sont naturellement inspirées par l’air marin de la résidence, ainsi que par la fraîche paternité dans laquelle baigne alors l’artiste. À noter que ce dernier en a extrait tout repère spatio-temporel afin de les fondre au climat ambiant.

5– Entre autres types de musique, l’artiste voue un intérêt marqué pour la musique sérielle et minimaliste reposant sur le principe du phasing (déphasage, basé sur la répétition en canon) mis au point au début des années 1960 par Terry Riley et Steve Reich.

6 – Du simple chemin au sentier GR en passant par la route, le parcours de la marche, sans arrêt, comprend une variété de sites : ancienne voie de chemin de fer, port en activité (les jours travaillés), forêt ou encore littoral de la baie de St-Brieuc, jusqu’aux cabanons du Valais.

7– « Je crois que nous sommes en train dadopter une manière dutiliser la musique et le son enregistré identique à celle dont nous utilisons actuellement la couleur, avec la même diversité ; on pourrait tout simplement utiliser la musique pour teinter lenvironnement, on pourrait lutiliser schématiquement, ou pour modifier nos humeurs de manière quasi subliminale.» Brian Eno, propos tenus dans le journal Street Life de novembre 1975, repris par David Toop, p. 18 (réédition de 2008).

8– Le terme « chaloupe» désigne une embarcation et a donné le verbe « chalouper », qui signifie « marcher ou danser en se balançant » (Larousse).

9– « Le XXe siècle nous montre bien une évolution de la musique et un rapprochement avec les arts plastiques et le cinéma, en terme de support et doutils. Très souvent la musique () utilise les procédés du collage et du montage, donc, dans son agencement, une certaine forme de narration (). Il est significatif que musique comme cinéma, par leur appartenance aux arts du temps, se soient rapprochés du littéraire, de la fiction et du romanesque (). La musique ambient essaye de nier son caractère en mouvement, lidée dun déroulement temporel pour se rapprocher dune sorte dinstantané ; mais comme un instantané photographique peut se regarder durant plusieurs heures, pour se hisser au niveau de la perception visuelle un « instantané musical » doit paradoxalement sinstaller dans une certaine durée.» Voir Benoît Delaune, « Cartes postales sonores, cinéma pour l’oreille, ambient music. Esthétiques et procédés picturaux dans les musiques contemporaines, pop-rock et ‘expérimentales’ », Images Re-vues [En ligne], 7 | 2009, mis en ligne le 01 janvier 2009, consulté le 20 novembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/90

10– « Ainsi va le marcheur : il est tout autant aux prises avec une géographie physique quavec une cartographie psychique.» Voir Thierry Davila, Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans lart de la fin du XXe siècle, Paris, Éditions du Regard, 2002, p. 23.

11– Voir « Théorie de la dérive» par Guy Debord : https://www.larevuedesressources.org/theorie-de-la-derive,038.html.

Une version radiophonique de Vaudou et Chaloupe est disponible à l’écoute sur *DUUU Radio